"Nous avons vu les architectes devenir des spécialistes de la matière"

Atelier Chapelle Charbon © Eric Facon

Un quartier bas carbone à forte teneur en matériaux bio-géosourcés : Antoine Santiard et Franck Boutté, avec Laurent Mouly et BMF l’ont modélisé. Ils ont aidé les maîtrises d’œuvre des futurs bâtiments de Chapelle Charbon à en relever le défi technique et réglementaire. Et ils les ont vues s’emparer du sujet avec une forte appétence, stimulée par la dynamique du collectif.

Entretien avec Antoine Santiard et Franck Boutté

Pour la ZAC Chapelle Charbon (Paris 18e), P&Ma a voulu maximiser le recours aux matériaux biosourcés ou géosourcés  afin de réduire l’impact carbone des bâtiments sur leur cycle de vie. Lors du lancement des consultations, en complément de prescriptions exigeantes dans ce sens, les candidats ont reçu une étude préfigurant différents emplois possibles de matériaux bio-géosourcés dans les futurs projets et mettant en perspective leurs qualités, leur performances environnementales et leur coût.

Cette étude a été réalisée par l’agence d’architecture h2o architectes, avec le concours d’un spécialiste de la construction en bois et matériaux alternatifs au béton (LM Ingénieur), d'un économiste (BMF) et d'un spécialiste de la sécurité incendie (Casso et Associés). L’atelier Franck Boutté y a également participé, notamment pour modéliser les scénarios constructifs selon plusieurs critères environnementaux : bilan carbone, performance énergétique, confort des usagers.
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L’agence h2o architectes, représentée par Antoine Santiard, est membre du groupement de maîtrise d’œuvre urbaine de la ZAC. L’Atelier Franck Boutté est AMO carbone climat de l’opération.

Pouvez-vous rappeler le contenu de l'étude jointe aux cahiers de prescriptions ?

Antoine Santiard. Cette étude porte sur la manière de construire en essayant d'être le plus vertueux possible d'un point de vue bilan carbone, en innovant ou en interprétant des techniques traditionnelles pour faire face aux contraintes climatiques qui nous arrivent. Elle compare des modes constructifs « engagés », combinés avec différentes variables – le taux d’ouverture, la part de vitrage dans l’enveloppe, différentes typologies de protection solaire – à une solution de base en béton bas carbone. Nous avons regardé ce qui se passe quand on fait une structure en bois avec une enveloppe en béton de chanvre, une structure mixte avec du béton, du bois et d'autres types d’isolation thermique, nous avons regardé la pierre massive, la paille… 

Ces solutions ont été scrutées au prisme de l'économie du carbone, l'économie de matière, de la réglementation incendie…, tout cela a été quantifié et chiffré. Le résultat, ce sont des tableaux à multiples entrées qui offrent une boîte à outils aux concepteurs, l’idée n’étant pas de leur proposer des projets tout faits, mais de leur donner des arguments pour défendre leurs choix constructifs vis-à-vis de la maîtrise d'ouvrage. Il s’agissait aussi d’anticiper un peu le processus de conception des équipes de maîtrise d’œuvre qui en général ont deux mois pour concevoir un projet.

Franck Boutté. L'étude a déjà quelques années, mais il n’existe toujours pas d'étude équivalente. On commençait à avoir ici ou là des comparaisons biosourcé versus béton, par exemple, mais sur des unités fonctionnelles, comme sont construites les FDES [fiches de déclaration environnementale et sanitaire] : 1 m linéaire de bois, 1 m³ de béton, etc. Pour nous, il s’agissait de faire des cotations réalistes sur de vrais modes constructifs, avec de vraies sections de vrais matériaux. C’est pour cela que tout est dessiné, avec un degré de réalisme assez poussé et très intéressant. Pour compléter ce qu’a dit Antoine, nous avons aussi voulu regarder la difficulté de mise en œuvre, la problématique des filières de matériaux et de l'approvisionnement mais aussi la performance thermique et particulièrement le confort d’été. Car on conçoit intuitivement que la construction biosourcée, comme elle passe par des matériaux d'origine végétale donc assez aériens, n'est malheureusement pas le meilleur des leviers pour faire du rafraîchissement par la ventilation nocturne, qui implique un rafraîchissement passif de la masse.

Au moment du rendu des concours, vous avez eu un premier aperçu de la manière dont les équipes s’étaient approprié l’étude, puis il y a eu un travail de conception des projets en atelier. Comment cela s’est-il passé ?

FB. Toutes les équipes, dans les rendus, parlaient énormément de matière, avant même les ateliers. C’était marquant car, à l’époque, les projets étaient racontés par leurs typologies puis par leur identité et leur plastique. Tout à coup, nous avons vu émerger des spécialistes de la matière alors que nous pensions que les architectes étaient des spécialistes de l’espace.

AS. Oui, ils avaient musclé leurs équipes. Nous avons abordé le sujet des modes constructifs dès le deuxième atelier. Étaient conviés les architectes, les maîtres d’ouvrage, les bureaux d’études, quelques représentants des filières et enfin les « censeurs », c’est-à-dire les bureaux de contrôle. Ce n'est pas si souvent que l'on met toutes ces personnes ensemble. Nous leur avons demandé des coupes à l’échelle 1 de toute l’enveloppe. Au moment de l’atelier, chacun est venu avec ses problématiques, ses questions, posées directement au bureau de contrôle qui s’engagera à la fin, par exemple : « Pour ce projet il faudra une ATEx : il y a eu des précédents, mais pour les constructions à R+3 et dans ce cas nous sommes à R+9. » [ATEx : appréciation technique d’expérimentation].

Les sujets abordés étaient-ils exclusivement techniques ou bien y avait-il aussi des aspects financiers par exemple ?

FB. Sur la question des coûts, l'étude montrait une corrélation quasiment linéaire : plus c'est décarboné plus c’est cher. Il y avait donc une certaine angoisse : « Serons-nous capables de tenir les prix de sortie ? »

AS. À ce stade, la question était surtout réglementaire. Il y avait beaucoup d’ambition et d’envie, mais les solutions n’étaient pas conformes. Par exemple, il fallait ajouter des peaux pour isoler la paille, mais elles devaient être inertes au feu. Le plus simple alors, c’est le plâtre, mais on perd la perspirance de la paroi… Autre exemple, l’idée d’une chape de plâtre à base d’agrégats  a séduit beaucoup d’architectes, parce qu’elle apportait de l’inertie sans grever le bilan carbone. Mais cette solution est encore très expérimentale, on ne sait pas comment ce matériau se comporte dans le temps, comment il résiste à l’abrasion, aux produits ménagers de nettoyage, etc. 

Concrètement qu'est-ce qui a été fait pour répondre à ces questions réglementaires ?

FB. Déjà, l’environnement a changé. À l’époque, les FDES de la pierre étaient très pénalisantes et il était quasiment impossible d'obtenir des certifications. Sur la paille, il n'y avait pas d’ATEx… Certains maîtres d'ouvrage ont pris le risque de développer leurs opérations en comptant sur une évolution favorable des règles constructives ou assurantielles. En cela, Chapelle Charbon a été un accélérateur du changement, certes plus modeste que le Village olympique, mais réel. Les fabricants ont compris que cette opération pouvait être une forme de démonstrateur et qu’ils avaient intérêt à entamer leurs procédures d’ATEx.
Sur la paille, un fabricant a fait paraître une première ATEx. C’était de la paille hachée et non en botte, mais le projet a pu s’adapter. De nouvelles FDES sont sorties qui ont permis une cotation beaucoup plus réaliste sur la pierre massive. L’environnement réglementaire et calculatoire commençait à se sécuriser. 

AS. Nous avons organisé un second atelier sur les « risques » des modes constructifs biosourcés à la matériauthèque de l’Académie du climat, avec l’Agence pour la qualité de la construction (AQC), un bureau d’étude feu – le CERIB –  et le CSTB, qui est venu en appui. Et quand nous avons sollicité les services de sécurité pour l’Atelier de synthèse des APS, nous étions vraiment contents que les pompiers se déplacent car c’est exceptionnel. Ce qui les a intéressés, c’est que nous ne leur demandions pas de venir valider des projets, mais de réfléchir avec nous. Et puis cela faisait suite à la séquence « J.O. » [août 2021], où ils avaient été interpellés pour leurs positions très prudentes vis-à-vis des ouvrages olympiques. Ils ont fait une présentation qui nous a beaucoup appris sur les risques concrets d’incendie, car on peut être conforme à la réglementation tout en construisant des choses dangereuses à l’usage.

FB. Les pompiers ont exposé les problèmes qui pouvaient être rencontrés et les équipes ont retravaillé sur ces bases. Aujourd’hui ils ont donné des avis favorables aux projets. C'était donc très utile d’anticiper, ce qui ne se fait pourtant jamais.

Le processus a-t-il fait émerger des lois en matière de conception ? 

AS. La règle, c'est qu'il faut hybrider les matériaux : sortir du tout béton pour basculer dans le tout bois, cela ne marche pas. Et pour hybrider, il faut tester, redécouvrir les matériaux ancestraux. Je ne pense pas qu’il y ait de recette actuellement : nous devons en passer par la méthode itérative pour parvenir à mettre le bon matériau au bon endroit, pour le bon usage. Tout le monde tâtonne encore. Le sens de l’étude était justement de démarrer ce tâtonnement en amont pour accélérer les réflexions. Cela étant, nous ne sommes qu’au stade du permis de construire. Les conceptions vont être requestionnées par les entreprises et il y aura forcément des ajustements. Notre mission à nous est loin d’être terminée. Nous allons devoir suivre ces évolutions, refaire les calculs, vérifier tous les détails, nous assurer que nous ne perdons pas le fil.

FB. J’espère que ce travail aura également contribué à faire comprendre l’enjeu du confort d’été, qui reste encore un impensé de la profession aujourd’hui. Pendant 15 ans, les bâtiments neufs étaient très « énergie-centrés », l’enjeu était de conserver des calories. Il y a environ 5 ans, on a commencé à se préoccuper du carbone matière. Aujourd’hui, après les confinements et l’été 2022, et grâce à la RE2020 qui le prend mieux en compte, on commence enfin à comprendre qu’il faut se préparer au climat de 2050.