"Le carbone, nouvelle unité de l'économie des projets"

Maquette lot D - ZAC Chapelle Charbon, Paris 18e © Bruther + Comte/Meuwly

Les architectes Stéphanie Bru, de l’agence Bruther, et Adrien Meuwly, de l’agence Comte Meuwly, exposent leur stratégie pour réduire l’impact carbone du lot D de Paris Habitat, dans la ZAC Chapelle Charbon, par l’utilisation de matériaux biosourcés.

Entretien avec Stéphanie Bru, agence Bruther et Adrien Meuwly, agence Comte Meuwly

Pour la ZAC Chapelle Charbon (Paris 18e), P&Ma a voulu maximiser le recours aux matériaux biosourcés ou géosourcés  afin de réduire l’impact carbone des bâtiments sur leur cycle de vie. Un cahier des charges particulièrement ambitieux a été remis aux équipes de maîtrise d’œuvre. Retenu sur concours par Paris Habitat, maître d’ouvrage du projet de 98 logements sociaux et intermédiaires, le tandem Bruther & Comte Meuwly a conçu le projet architectural du lot D, qui se trouve au stade de l’avant-projet détaillé au moment de cette interview.

Comment avez-vous abordé le cahier des charges du projet, en ce qui concerne particulièrement les matériaux biosourcés ?

Stéphanie Bru. Le cahier des charges était très précis, ce qui nous fixait un but clair, avec des ambitions élevées. Résoudre cette délicate équation entre qualités environnementales, urbaines, qualité d'habiter et réalité économique, c’est bien ce qui nous motive.

Adrien Meuwly. Le challenge qui nous est proposé en tant qu'architectes, c'est de trouver les systèmes constructifs appropriés pour employer les matériaux biosourcés avec le niveau d'ambition demandé. Nous cherchons à les assembler en tenant compte de toutes les contraintes d'un projet d’architecture, de la statique à la sécurité incendie. 

Votre projet, dont la structure verticale est en béton bas carbone, utilise des matériaux biosourcés à la fois dans les planchers, la façade et les murs séparatifs. Pouvez-vous détailler ces différents éléments ?

AM. Nous avons trouvé intéressant de travailler sur les planchers car ils constituent le plus gros volume de matériaux du projet. Dans notre projet, le plancher est hybride, en bois et béton de chaux avec agrégats recyclés, selon la technique des voûtains, une technique traditionnelle que nous avons adaptée. Nous avons fait plusieurs essais avant d’opter pour le béton de chaux comme matériau de remplissage.

SB. La façade est un mur rideau ou plus exactement une structure poteau-traverse en bois que l'on vient remplir de parties pleines et d’ouvrants pour ventiler. C’est une technique courante, notamment dans le tertiaire, mais relativement peu utilisée dans le logement.

AM. Et elle l’est généralement, depuis plusieurs décennies, avec du métal et de l’aluminium, pas avec du bois. 

SB. Nous avons choisi ce procédé pour sa rapidité d’exécution ; il y a un côté « préfabrication » qui marche bien avec la répétitivité de certains détails, certains assemblages qui se répètent et que nous allons travailler très précisément. Nous avons donc cherché à utiliser des matériaux biosourcés qui ont aussi une certaine vertu dans leurs possibilités de mise en œuvre, pour éviter le recours à trop de validations, avec leur lot d’incertitudes.

Et les murs séparatifs ?

AM. Tous les murs qui se trouvent entre les appartements ou entre les différentes pièces dans l'appartement sont constitués d'une structure en bois et d'une isolation en fibre de bois.

SB. Là aussi, comme ils représentent une part importante en volume, cela semblait assez judicieux de les traiter en matériaux biosourcés pour atteindre les objectifs. 

Comment avez-vous fait le choix de ces différents matériaux et procédés ?

AM. Ce sont des matériaux pour lesquels nous avons très peu de retour d'expérience. Nous avons donc essayé de comprendre quel matériau était le plus avantageux pour chaque élément et cela a été un travail vraiment itératif. La mise à jour, assez chronophage mais utile, des études, à chaque changement de matériau, nous indiquait son incidence sur les indicateurs du projet. Finalement, le projet rassemble une constellation de matériaux qui fonctionnent bien ensemble1.

SB. Le projet se fait en effet beaucoup par le calcul et, plus nous avançons, plus ce calcul se précise et nous montre que nous pouvons enlever de la matière alors qu'au départ nous avions tendance à en ajouter pour atteindre les objectifs quantitatifs. Au fond nous avons toujours travaillé comme ça, que ce soit pour l'économique, pour la thermique, et aujourd'hui pour les matériaux biosourcés. Notre rôle d'architecte est de faire la synthèse entre tous ces objectifs pour tenir le projet dans sa globalité.

AM. Tous ces labels deviennent une économie supplémentaire : on avait l'économie financière, aujourd'hui on a cette économie du carbone. Et justement, comme le dit Stéphanie, nous avons travaillé à réduire et c'est un élément très important du projet. Rechercher les économies de carbone pas seulement en recourant à des matériaux bas carbone, mais aussi en utilisant moins de matériaux.

N’est-ce pas au détriment de votre « score » sur l’indicateur du poids des matériaux biosourcés dans le projet2  ?

AM. Cet indicateur doit effectivement être utilisé de manière intelligente. Il faut le corréler avec un gain d’efficacité car, pris isolément, il ne pousse pas à l’économie. L’idée est de chercher à utiliser chaque kilo de matériau biosourcé de la manière la plus performante possible.

SB. Nous faisons également en sorte que ces matériaux aient une qualité architecturale pour les futurs occupants. On pourrait facilement atteindre les masses demandées en ayant plus de bois, plus d'éléments structurels qui ne sont pas nécessaires et qui en raison de la « doctrine bois » [des pompiers] en France seraient cachés par une couche de placo-plâtre.

Pouvez-vous donner des exemples de situations dans lesquelles vous avez articulé le « poids » de matériaux avec la pertinence de son emploi ?

AM. Nous pouvons reprendre celui des planchers bois / béton de chaux. Ils auraient pu offrir une « échappatoire » pour atteindre le poids de biosourcés demandé. Mais au contraire, pour le dimensionner, nous sommes partis des vraies contraintes de la construction que sont la statique, l’acoustique, les différentes résistances au feu. C’est pour ça que nous avons besoin de mesures très précises.

SB. Même chose pour la façade. Rentrer par les calculs nous a beaucoup intéressés. Hormis le fait que nous avons pu constater un excès de matériaux, comme je l’évoquais, nos calculs ont aussi révélé des quantités qui n’avaient pas été comptabilisées au départ. Sur cette opération, nous passons beaucoup de temps à rechercher cette précision et à travailler par itération, mais c’est tout à fait essentiel, cela nous a permis de beaucoup simplifier.

AM. Il faut souligner que nous avons réduit le projet dans sa globalité, nous l’avons rendu plus efficace. Et si nous avons réduit le poids de matériaux biosourcés, nous avons aussi réduit celui des autres matériaux. Et en particulier la quantité de béton, même s’il s’agit de béton bas carbone.

Quel rôle a joué l’économie financière du projet ?

SB. Dans tout projet, l'économie nous aide à faire des choix qui sont souvent les bons au final, les plus justes, quand l'économie n'est pas trop basse. Pour nous c'est un vecteur plutôt positif pour faire de l’architecture. Certes la part de biosourcés a un effet sur les coûts, mais le budget du maître d’ouvrage en tient compte.

Hormis l'adaptation de techniques existantes, avez-vous apporté d’autres innovations ?

AM. Le projet se caractérise par l’emploi de nombreux matériaux différents. Nous n’avons pas fait un projet uniquement en paille par exemple. Nous avons au contraire recherché une forte « hybridité ». Dans chaque détail constructif, chaque rencontre des différents éléments, il y a quelque chose à redessiner. Au fond, cela fait de notre projet une collection d’innovations.

SB. Nous n’avons pas voulu employer les matériaux biosourcés en appliquant les prescriptions des fiches techniques, comme on ferait une recette de cuisine. Nous avons voulu nous les approprier, requestionner les techniques de mise en œuvre.

AM. Une autre chose qui me paraît assez inhabituelle, c’est que la présence des matériaux biosourcés s’exprimera dans les appartements. On les verra, on pourra les toucher. Par exemple, les plafonds en béton de chaux – puisque les planchers sont aussi des plafonds – seront traités pour être apparents, et c'est une surface très expressive. Ce béton a aussi des vertus acoustiques, hygrométrique. L'innovation dans l'utilisation de ces matériaux apportera quelque chose aux habitants, même si les labels ne le demandent pas.

 

 

 

1 Liste des matériaux
•    Structure porteuse ponctuelle en béton armé.
•    Plancher composite bois avec remplissage en béton de chaux.
•    Façade ossature poteau-traverse en bois.
•    Façade bois châssis menuisés (coursives et terrasses)
•    Cloisons séparatives isolées en fibres de bois.
•    Couverture cintrée en bacs profilés métalliques.

 


Maquette du lot D

 

2Le cahier des charges fixe des objectifs quantitatifs sur deux indicateurs qui concernent directement les matériaux. 
1) L’indice Ic_construction doit atteindre le seuil RE2025 soit 650 kg eq. CO² / m². Ce seuil passe progressivement de 740 kg en 2022 à 650 kg en 2025 puis 580 kg en 2028 et 490 kg en 2031 pour « laisser aux acteurs de la filière un temps d’apprentissage nécessaire pour s’approprier les nouvelles méthodes d’analyse de cycle de vie, mais également de parfaire la caractérisation des données environnementales des produits de construction. 
2) Le projet doit employer au moins 40 kg de matériaux biosourcés par m2 de SDP sur 50 % de la SDP.